L’Abbé se leva presque d’un bond, le visage crispé.
« Vous pourrez circuler dans toute l’abbaye, j’ai dit. Certes pas dans le dernier étage de l’Edifice, dans la bibliothèque.
-Pourquoi ?
-J’aurais dû vous l’expliquer avant, et je croyais que vous le saviez. Vous savez que notre bibliothèque n’est pas comme les autres…
-Je sais qu’elle renferme plus de livres que toute autre bibliothèque chrétienne. Je sais qu’à côté de vos armaria ceux de Bobbio ou de Pomposa, de Cluny ou de Fleury ont l’air de la chambre d’un enfant à peine initié à l’abécédaire. Je sais que les six mille manuscrits, dont se targuait il y a plus de cent ans Novalesa, sont peu de chose à côté des vôtres, et que peut-être un grand nombre de ceux-là sont ici maintenant. Je sais que votre abbaye est l’unique lumière que la chrétienté puisse opposer aux trente-six bibliothèques de Bagdad, aux dix mille manuscrits du vizir Ibn al-Alkhami, que le nombre de vos bibles égale les deux mille quatre cents corans dont s’enorgueillit le Caire, et que la réalité de vos armaria est lumineuse évidence contre la fière légende des infidèles qui, voilà des années, voulaient (intimes comme ils sont du prince du mensonge) faire accroire que la bibliothèque de Tripoli était riche de six millions de volumes et habitée par quatre-vingt mille commentateurs et deux cents scribes.
-C’est ainsi, que le Ciel soit loué.
…. Il y a donc aussi dans la bibliothèque des livres qui contiennent des mensonges…
-Les monstres existent parce qu’ils font partie du dessein divin et jusque dans les traits horribles des monstres se révèle la puissance du Créateur. Ainsi par dessein divin existent aussi les livres des mages, les cabales des juifs, les fables des poètes païens, les mensonges des infidèles. Ce fut là ferme et sainte conviction de ceux qui ont voulu et soutenu cette abbaye au cours des siècles, que, même dans les livres mensongers, puisse transparaître, aux yeux du lecteur sagace, une pâle lumière de la sagesse divine. C’est pourquoi fût-ce à ces livres la bibliothèque fait écrin. Mais précisément de ce fait, vous comprenez, n’importe quin ne peut y pénétrer. Et en outre, ajouta l’Abbé comme pour s’excuser de la pauvreté de ce dernier argument, le livre est créature fragile, il souffre de l’usure du temps, craint les rongeurs, les intempéries, les mains inhabiles. Si pendant cent et cent ans tout un chacun avait pu toucher nos manuscrits, la plus grand partie d’entre eux n’existerait plus. Le bibliothécaire les défend donc non seulement des hommes mais aussi de la nature, et consacre sa vie à cette guerre contre les forces de l’oubli, ennemi de la vérité.
-Ainsi nul n’entre au dernier étage de l’édifice, sauf deux personnes… »
L’Abbé sourit : « Nul ne doit. Nul ne peut. Personne, même en le voulant, n ‘y réussirait. La bibliothèque se défend toute seule, insondable comme la vérité qu’elle héberge, trompeuse comme le mensonge qu’elle enserre. Labyrinthe spirituel, c’est aussi un labyrinthe terrestre. Vous pourriez entrer et vous ne pourriez plus sortir….
… Je fus surpris, quand nous émergeâmes dans le lieu où nous n’aurions pas dû entrer, de me trouver dans une salle à sept côtés, pas très vaste, dénuée de fenêtres, où régnait, comme du reste dans tout l’étage, une forte odeur de renfermé et de moisissure…
… La salle, dis-je avait sept parois, mais sur quatre d’entre elles seulement s’ouvrait, entre deux colonnettes encastrées dans le mur, un passage assez large surmonté d’un arc plein cintre. Le long des parois aveugles s’adossaient d’énormes armoires, chargées de livres disposés avec régularité. Les armoires portaient une étiquette numérotée, ainsi que chacune de leurs étagères : d’évidence, les mêmes numéros que nous avions vu dans le catalogue. Au milieu de la pièce, une table, elle aussi remplie de livres. Sur tous les volumes un voile assez léger de poussière, signe que les livres étaient nettoyés avec une certaine fréquence. Par terre non plus ne traînait aucune saleté….
… La visite de la bibliothèque nous prit de longues heures de travail…
… C’est pourquoi nous n’accomplîmes pas notre tâche d’affilée. Nous nous arrêtions pour fouiller dans les armaria, et maintenant que Guillaume – avec ses nouveaux verres sur le nez- pouvait s’attarder à lire les livres, à chaque titre qu’il découvrait il se répandait en exclamations d’allégresse, soit parce qu’il connaissait l’ouvrage, soit parce qu’il le cherchait depuis longtemps, soit enfin parce qu’il ne l’avait jamais entendu mentionner et qu’il était extrêmement excité et intrigué. En somme, chaque livre s’avérait être pour lui comme un animal fabuleux qu’il rencontrait sur une terre inconnue. Et tout en feuilletant un manuscrit, il m’enjoignait d’en chercher d’autres….
… La lampe alla tomber en plein sur le tas de livres dégringolés de la table, entassés les uns sur les autres avec leurs pages ouvertes. L’huile se renversa, le feu prit aussitôt à un parchemin très fragile qui flamba comme une brassée de brindilles sèches. Tout advint en un éclair, une grande flamme s’éleva des volumes, comme si ces pages millénaires aspiraient depuis des siècles à l’embrasement, et jouissaient de la satisfaction soudaine d’une soif immémoriale d’ecpyrose. Guillaume se rendit compte de ce qui arrivait et il lâcha prise- le vieux, se sentant libre, recula de quelques pas- hésita sensiblement, trop sans doute, incertain s’il fallait reprendre Jorge ou se précipiter pour éteindre le petit bûcher. Un livre plus vieux que les autres brûla presque d’un coup, jetant bien haut une langue de feu…..
… Entre temps, des étincelles avaient volé vers les murs et déjà les volumes d’une autre armoire se recroquevillaient sous la fureur du feu. Dès lors non plus un, mais deux brasiers incendiaient la pièce.
Guillaume comprit que nous ne pourrions les éteindre de nos mains, et il décida de sauver les livres avec les livres. Il se saisit d’un volume qui lui sembla mieux relié que les autres, et plus compact, et il tenta de s’en servir comme d’une arme pour étouffer l’élément ennemi. Mais en frappant de la reliure ornée de ferrures et de cabochons sur le bûcher des livres ardents, il ne faisait rien d’autre que provoquer de nouvelles étincelles. Il chercha à les éparpiller à coups de pied, mais il obtint l’effet contraire, car il s’en éleva des lambeaux de parchemin prsque réduit en cendres, qui voletaient comme des chauves-souris tandis que l’air, allié à son aérien compagnon, les envoyait incendier la matière terrestre d’autres feuillets…
… En un rien de temps, ce lieu fut un grand brasier, un buisson ardent. Les armoires participaient aussi à ce sacrifice et commençaient à crépiter. Je me rendis compte que le labyrinthe tout entier n’était rien d’autre qu’un bûcher artificiel, préparé pour l’heure de la première étincelle….
Umberto Eco Le nom de la rose
4 commentaires:
je suis d'accord avec toi, j'affectionne des livres très "passés de mode" mais tellement et toujours irrémédiablement envoutants ..
Virginie Despentes , dont je n'ai pas lu "Baise moi" mais un recueil de nouvelles " Mordre au travers" a un univers très particulier , lié à son vécu personnel J'aime assez la littérature érotique quand elle est inventive , empreinte d'humour et de fantaisie , provoque jubilation, alors que les histoires mises en scène par Virginie m'ont laissé une impression de malaise morbide , malsain , elles sont toujours assez terrifiantes , cruelles ..
Franchement , je ne suis pas fan !
Par contre , merci pour cet extrait du "Nom de la rose" que j'ai lu il y a longtemps , et que j'adore!!
Bonnes lectures d'été à toi!
ma chère pomme maintenant je peux comprendre, ce que tu peux dire sur le livre baise moi avant je m'étourdissais sans savoir mais souvent pour me rassurer de certaine chose dont j'étais le témoin et cherchant l'issue de toutes ses histoires que les femmes que j'avais en consultation pouvait me confier
j'ai du mal évidemment car comment pouvoir décoler sur l'intégration jubilatoire de l'instrumentation d'un être humain sur un autre
pour ce qui est de SAD JE NE SUIS ARRIVee à le lire en sautant des pages que quand j'ai lu à travers l'intertextualité la parole revolutionnaire j
E
pomme
Bonjour,
"mieux vaut renoncer que tenir un bol plein d'eau.
L'épée que l'on aiguise sans cesse ne peut conserver longtemps son tranchant.
Une salle remplie d'or et de jade ne peut être gardée par personne.
Qui se gonfle de sa richesse et de ses honneurs s'attire le malheur.
L'oeuvre une fois accomplie, retire-toi, telle est la loi du ciel"
Tao-te-king
Chap.IX
Quel agacement à chaque fois que je vois ce passage du Nom de la Rose... Et pourtant, il semblerait que cela soit juste... et bon ?
C'est ce que j'aime dans tes appréciations ; tu donnes tes goûts et les arguments sans jamais donner dans le prosélytisme de base...
Ceci étant dit, j'ai moi aussi essayé de lire Baise-moi de mademoiselle En pente douce et j'ai eu beaucoup de mal à accrocher, tant il me paraissait inutile blindé de clichés ne servant aucun but particulier...
Quel contraste avec les travaux appliqués au roman de la littérature de Messire Ecco...
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