Napoléon franchit le Niémen et entame la campagne de Russie. Un automne que Sophie Rostopchine, future comtesse de Ségur, n’oubliera jamais.
Cette année-là, son père, Fédor Rostopchine est nommé gouverneur de Moscou ; il y achète le palais de la Loubianka, pour loger sa famille qu’il fait venir de Saint Petersbourg. C’est une vaste demeure que Sophaletta, (c’est ainsi que son père nomme la jeune Sophie), non plus que ses frères et sœurs, n’aime pas : elle est sombre et humide.
L’armée de Napoléon approche ; Smolensk brûle, sacrifiée par ses habitants. Le 30 août, Rostopchine fait placarder dans tout Moscou des affiches exhortant les citoyens à la résistance.
Resister ! Sophie aurait aimé lutter au côté de son père, mais… elle n’est qu’une fille !
Le 1° Septembre, Fédor évacue sa femme et ses enfants vers une campagne située à une soixantaine de kilomètres de Moscou. Les adieux sont déchirants, Sophie pleure et se bourre de ses biscuits préférés, des gimblettes qu’elle cache derrière son dos. La bouche et les mains pleines, elle ne peut embrasser son père.
Toutes les femmes sont entassées dans des voitures . Sophie regarde par les vitres de la berline le désordre de l’exode ; elle se sent mal. Elle est en proie à la première de ses nombreuses et violentes migraines. Elle vomit ; elle a mangé trop de gimblettes, sa gourmandise est punie. Sa mère la tance : elle doit se tenir, ne pas s’écouter. Pourtant chaque cahot la porte au bord de l’évanouissement ; le mal voyage du côté droit de son crâne au bas de la nuque où il se loge. Elle claque des dents, la nausée persiste, elle n’a plus rien à vomir.
Le voyage durera 36 heures, 36 heures de souffrances. A l’arrivée, personne ne les attend, rien n’est prêt. Sophie trouve enfin un lit, s’y écroule. Le regard sévère de sa mère ajoute encore à sa douleur et pour finir, elle voit ses jupons tachés de sang ? Affolée, elle éclate en sanglots, elle va mourir, le ciel la punit de tous ses pêchés et puis elle se souvient de ce que sa sœur Nathalie lui a confié il y a peu…
Elle se sent misérable, sa condition de femme soumise à ces désagréments qui l’écartent des choses passionnantes de la vie la révolte…
Son frère Serge est lui resté à Moscou avec son père.
5 et 7 Septembre : bataille de la Moscova ; 14000 blessés, 60000 cadavres dont 50000 russes.
Le soir même, le gouverneur Rostopchine fait chanter un Te Deum ; le 8 Septembre, il ordonne de placarder dans toute la ville cette proclamation :
« Au nom de la Sainte Vierge, je vous convie à la défense des temples du Seigneur, de Moscou, de la Russie… Gloire dans le ciel à ceux qui iront… Paix éternelle à ceux qui mourront ; punition au jugement éternel à ceux qui reculeront… Prenez du pain seulement pour trois jours ; allez avec la croix, précédés par les bannières que vous prendrez dans les églises… »
Puis il fait enlever toutes les pompes à incendie de la ville avant d’y laisser mettre le feu, le 14 Septembre. A son grand désespoir, l’incendie épargne la Loubianka Sur 9000 maisons moscovites, 700 resteront intactes, dont par un malencontreux miracle les deux demeures des Rostopchine : Sokolniki et la Loubianka. Fédor en est au désespoir
Afin de n’être pas épargné par l’holocauste dont il était l’auteur et qu’il reniera plus tard, Il apprend, le 2 Octobre, que l’armée se dirige vers Voronovo, l’immense propriété où Sophie à a passé son enfance et qui deviendra sous sa plume le Gromiline de Général Dourakine. C’est un domaine immense, (20000ha de bois, 10000 de terres, 20000 de prairies), peuplé de milliers de moujiks qui saluent leur maître en lui baisant les mains. Rostopchine dans un grand élan de solidarité envers ses compatriotes qui ne lui en sauront aucun gré, se précipite à Voronovo qu’il va sacrifier. Il ouvre les écuries, lâche les centaines de chevaux de son haras, ouvre les volières où vivaient les perroquets et les oiseaux rares de son épouse Catherine, libère les serfs qui hésitent à s’éloigner et met le feu partout.
Le 23 Octobre, en représailles, Napoléon ordonnera de faire sauter le Kremlin et la maison de Rostopchine ; les deux bâtiments résisteront.
Sophaletta depuis son refuge a vu le ciel embrasé comme par une aurore boréale. Mais ce qui va surtout la frapper, c’est sur le chemin du retour, les cadavres, les décombres, les animaux perdus, les blessés et l’abominable odeur de suie et de charogne qui empeste l’air. Devenue comtesse de Ségur et écrivain, ses romans ne manqueront pas d’incendies. De plus elle a bien retenu la leçon ; elle se souviendra plus tard et notamment dans « Un Bon Petit Diable » que pour amener l’ennemi à composition, rien ne vaut les allumettes.
Novembre 1812- Sophie rentre dans Moscou saccagée : les rues, encombrées de 12000 cadavres, grouillent de rats et de souris au poil devenu blanc. Elle a, pour sa part, du mal à reconnaître son père dans l’homme hagard et hirsute qui n’a d’yeux que pour son épouse, Catherine.
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