Pourquoi il ne faut pas demander l’asile
politique en France en 2013
29 octobre
2013 | Par
ahcfky
J’ai
travaillé 2 ans en tant qu’officier de protection. J’avais 25 ans et je décidais
du destin des demandeurs d’asile de pays où je n’avais jamais mis les pieds :
Sri Lanka, Tibet, Chine, Mongolie, Pakistan, Inde, Arménie, Azerbaïdjan,
Géorgie, Afghanistan…
La
maigre documentation mise à disposition par l'Office ne me suffisait pas pour me
rendre compte de toute la complexité, de la magie, du ciel tourmenté de chaque
pays. Comment imaginer ces contrées exotiques lointaines devant son écran
d’ordinateur affichant honteusement une page de recherche "google" ? L’Office ne
s’en souciait guère. On avait tous un diplôme universitaire, écrit une thèse sur
tel ou tel pays, effectué des stages à l’étranger, parfois même un conjoint
étranger. Voilà sur quoi était fondée notre légitimité. Nous étions de jeunes
diplômés et nous devions être des « officiers », de bons petits
soldats…
J’avais face à moi des demandeurs d’asile,
des hommes et des femmes qui avaient traversé la vie et vécu l’exil de leur pays
pour des raisons politiques ou économiques. L’Office voulait que je les trie.
Ceux qui venaient en France pour le premier motif pouvaient prétendre au statut
de réfugié (carte de séjour de 10 ans) ou à la protection subsidiaire (carte de
séjour d’1 an renouvelable). Ceux qui étaient des migrants économiques devaient
être déboutés. Je devais, après sélection de leur dossier écrit, les interroger
au cours d’un entretien confidentiel.
Je ne disposais que de 2 heures
pour découvrir la « vérité ». Tel un médecin face à son patient, il fallait
diagnostiquer la maladie : imaginaire ou réelle ? Motif du départ du pays :
politique ou économique ? La scène pouvait paraître ridicule : une jeune fille,
qui n’avait pour CV que son diplôme fraîchement décroché, tapant sur son clavier
les réponses d’un homme âgé au sourire usé. Feriez-vous confiance à une
étudiante de première année de médecine pour vous dépister un cancer ? Le
tic-tac de l’horloge indiquait le compte à rebours : il vous reste 50 minutes
pour me prouver que vous êtes malade et que je peux vous sauver.
Selon leur niveau de français,
les interprètes traduisaient plus ou moins fidèlement mes questions. J’étais
tiraillée de mille doutes. Comment instaurer un dialogue de confiance par
l’intermédiaire d’un tiers ? Comment juger de la spontanéité des réponses avec
une traduction non simultanée ? Plus pragmatiquement, comment une question aussi
courte en français pouvait être aussi longue en tamoul ? Ma perplexité n’avait
cessé de grandir depuis le jour où j’avais surpris l’interprète tibétaine en
flagrant délit. Elle soufflait aux demandeurs d'asile interrogés les bonnes
réponses lorsqu’elle traduisait. Comment lui en vouloir, quand pour vérifier la
nationalité des Tibétains, l’Office me demandait de leur faire dire en chinois
quelques mots comme « école » ou « livret de famille » ?
Lorsque je remontais dans mon
bureau, je travaillais sur le document informatique. J’étais seule face à mon
écran d'ordinateur. Personne n’avait relu ou signé de procès-verbal. Le
demandeur d’asile avait effectué une déposition de son récit, sans avoir vérifié
son contenu.
Je devais donc proposer une
décision positive ou négative, qui changerait définitivement le destin du
demandeur d’asile. L’Office ne me donnait pas le temps de la réflexion ou de la
concertation avec mes collègues. On m’avait engagée en CDD pour « faire du
chiffre ». Cette fois-ci, le tic-tac de l’horloge s’appliquait à moi en
m’indiquant le compte à rebours : il me restait 60 minutes pour décider du sort
du demandeur d’asile. Mes collègues m’assuraient qu’avec l’expérience,
j’acquerrais un don indispensable à notre métier : l’intime conviction. Ce
sentiment indescriptible ressenti lorsqu’un demandeur d’asile ment.
Ce compte à rebours était devenu
une obsession. Il fallait toujours faire plus de chiffre. L'instruction d'une
demande d'asile, d'une moyenne de 18 mois, était trop longue. L’Office ne
prenait plus le temps de convoquer les demandeurs d’asile pour les entendre. On
les déboutait sans entretien. Le tri était devenu rude. Etrangement, l’Office
s’en remettait totalement à mon jugement éclairé pour les rejets. Je n’ai jamais
été convoquée pour discuter du cas d’un patient que j’avais étiqueté « malade
imaginaire». Jamais.
Les demandeurs d'asile n'avaient
plus le droit à l'erreur lorsqu'ils remplissaient leur livret administratif. Si
leur récit écrit était constitué de quelques brides décousues, je devais rejeter
leur dossier pour "propos sommaires et peu détaillés". Si leur récit relatait
une énième rixe entre opposants politiques, je devais les débouter pour "propos
stéréotypés et impersonnels". Je devenais une machine à rejet et je parcourais
inlassablement le dictionnaire des synonymes à la recherche de termes négatifs
pour motiver le refus : insuffisamment explicite, incohérent, arguments sans
grande conviction... J'oubliais que ces mots arriveraient par courrier à une
personne qui les lirait les larmes aux yeux.
Selon les pays, l’octroi du
statut de réfugié était plus ou moins accessible. Les Tibétains ? Niveau de
difficulté 1/10. Ils articulaient quelques mots en chinois et plaçaient des noms
de ville sur la carte : réfugié politique. Une personne âgée tamoule de sexe
féminin ? Niveau de difficulté : 2/10. Entre collègues, on appelait cela "une
vieille isolée en cas de retour au pays." Des jeunes Tamouls ? Niveau de
difficulté : 5/10. Le contexte de conflit ethnique était délicat. L'Office
avançait prudemment. Les Arméniens ? Niveau de difficulté : 10/10. L'Office
avait récemment classé l'Arménie en tant que pays sûr. Les Bangladais ? Niveau
de difficulté 100/10. Les accords devaient être approuvés par le chef et par le
grand chef. Les demandeurs d'asile n'étaient pas égaux entre eux. Leur parole ne
se valait pas.
L'Office était reconnaissant
envers ses bons petits soldats. Ceux qui atteignaient leur chiffre étaient
gratifiés d’une prime ou d’un nouveau CDD. Les nouveaux arrivés en tremblaient.
C'est à ce moment que j'ai postulé pour être mutée à l'antenne de Basse Terre,
en Guadeloupe. Je changeais de continent, loin du grand froid de Val de
Fontenay, pleine d'espoir.
Les demandeurs d'asile haïtiens
m'ont tourmenté l'esprit. Le terrible tremblement de terre avait eu lieu
quelques mois plus tôt. Dans les cases correspondant à leur état civil, des
écritures enfantines traçaient le mot "décédé" derrière : père, mère, fratrie,
conjoint, enfants. Le mot "décédé" était répété autant de fois qu'il y avait eu
de proches morts. Ils me déclaraient qu'ils ne voulaient pas repartir en "Haïti
chérie", car ils y étaient devenus orphelins. La mer turquoise brillait dans le
reflet de la fenêtre et j'avais froid.
Ils invoquaient le tremblement
de terre et je leur répondais que leur demande d'asile ne correspondait pas au
champ de la Convention de Genève. Ils ne mentaient pas. Ils n'essayaient pas
d'échapper à mes questions. Ils n'avaient appris aucun texte par cœur. Ils
étaient désespérément honnêtes, comme s'ils s'attendaient humblement à être
récompensés par le Ciel. Or, en disant la vérité, leur dossier serait vite
rejeté, ils auraient peu de chance en cas d’appel devant la Cour Nationale du
Droit d'Asile et leur carte de séjour provisoire ne serait pas renouvelée. Ils
deviendraient alors expulsables. Comprenaient-ils cela ?
Je me rendis compte que je
voulais qu'ils me racontent des histoires, entrant correctement dans des
critères juridiques. Moi qui, quelques mois auparavant, suppliais les Bangladais
de m'épargner leurs récits politiques achetés à la hâte dans une ruelle de
Paris. J'avais la vérité, la mort de leurs proches, le traumatisme lié à ces
lieux où chaque pierre leur rappelait le visage d'un être aimé. Et pourtant, ils
continuaient d'appeler leur pays "Haïti chérie".
Puis, mon esprit a plié sous le
poids des visages des fantômes. L'Office ne m'avait pas préparée à cela. Rien
n’avait été prévu pour les cauchemars des bons petits soldats. Haïti était une
terre ensorcelée qui me fascinait jusque dans mes nuits. Je revoyais ce père
caresser pudiquement les photos de ses enfants décédés. Je m'inquiétais pour
cette mère qui vivait seule dans un container près du port. Je repensais à cette
jeune fille terrorisée par des sorts vaudous, qui avaient sauté la mer pour la
poursuivre jusqu'en Guadeloupe. Comment leur dire que leurs souffrances ne leur
permettraient jamais d'obtenir la protection de la France ? Que le vaudou et
autres récits magiques n'étaient pas considérés comme des persécutions ?
Imaginaire ou réelle, leur maladie était bien là. Cette fois-ci, j'étais
impuissante et mon "intime conviction" ne me servait plus à rien.
L’asile politique n’était qu’une
roulette russe. Je démissionnais.
2 commentaires:
Ton récit est édifiant et d'une grande tristesse. J'imagine à quel point cela à dû être pénible !
Pour avoir travaillé( modestement) pendant quelques années dans un CADA Centre d'aide Aux Demandeurs d'Asile, j'ai mesuré a quoi tenant la suite d'un destin pour ces êtres démunis, ne parlant pas notre langue, sachant mal se défendre, et lu dans leur yeux cette demande d'aide, d'un peu d'humanité que l'administration leur accordait ou non. La pire des tâches consistait à les trier et c'était insoutenable. Nous n'étions pas nombreux dans ce bénévolat parallèle, toléré par l'administration,. Nous prenions des risque, puisque le simple transport de sans papiers dans nos véhicules était passible de prison. Si nous avons contribué à en sauver quelques-uns, à leur redonner redonner un peu d'estime de soi, de dignité, nous n'avons fait que notre devoir.
Roger
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