Claude
12 novembre 2014 |
Par Edwy Plenel
Cadeau inespéré pour Nicolas
Sarkozy et pour Marine Le Pen, l’affaire Jouyet n’est pas une affaire Fillon
mais une affaire Hollande. Les confidences du secrétaire général de l’Élysée
engagent le président de la République qui les a permises et cautionnées.
Analyse d’une énième illustration d’une politique sans grandeur sous une
présidence sans hauteur.
Toute politique se mesure à ses indignations. Un pays, sa vie publique, sa
vitalité démocratique, se juge à ce qui l’enflamme, le transporte ou le révolte.
Tout comme Albert Camus disait, à la Libération, « qu’un pays vaut souvent ce
que vaut sa presse », une démocratie vaut ce que valent ses colères.
Qu’en démocratie, un jeune manifestant pacifique puisse être tué par des
forces de police ou de gendarmerie, usant d’une arme de guerre – une grenade
offensive – comme s’il s’agissait d’un ennemi, est de ces injustices où le
funeste sort d’un seul devrait soulever les consciences de tous. Or, à
l’exception des forces politiques alternatives à l’ordre établi, aussi bien
économique que politique, qui s’étendent des écologistes à l’extrême gauche en
passant par le Front de gauche, l’indifférence, voire le mépris ou la calomnie,
l’ont emporté, de l’extrême droite à la gauche gouvernante, en passant par la
droite, rivalisant de compliments pour la fermeté du premier ministre socialiste
face aux « casseurs »
Il faut donc en convenir : l’affaissement de notre vie publique se traduit
aussi sur l’échelle des « affaires d’État ». Tandis que Mediapart documentait
l’usage massif de grenades offensives à Sivens lors de la nuit fatale pour Rémi
Fraisse et, surtout, la dissimulation par les pouvoirs publics des causes de sa
mort durant près de trois jours , l’affaire Jouyet a surgi, imposée par des
médias moutonniers comme la seule urgence de l’heure.
Échappant à ses trois protagonistes – le secrétaire général de l’Élysée,
auteur de confidences enregistrées par deux journalistes du Monde –, elle
fait office, à leur corps défendant, de superbe diversion tant pour Manuel
Valls, qui échappe momentanément à l’affaire Rémi Fraisse, ce premier opposant
tué sous un pouvoir de gauche depuis Guy Mollet, que pour Nicolas Sarkozy, qui
en profite pour tenter de faire oublier, en les décrédibilisant, les affaires
judiciaires qui le menacent.
Il est une basse politique comme existe une basse police. Aussi médiocres
l’une que l’autre, elles ont en commun d’abaisser la Cité, cette polis
grecque de leur étymologie partagée que la première est supposée incarner et la
seconde protéger. La situation dans laquelle Jean-Pierre Jouyet s’est lui-même
placé relève de cette catégorie où la politique s’abîme tandis que l’État
s’égare, le discrédit devenant leur sort commun.
Aussi picrocholine que soit cette histoire d’une supposée conversation
rapportée à des journalistes – sur le mode : « Un tel dit que tel autre lui a
dit… » –, elle n’en est pas moins accablante pour le secrétaire général de la
Présidence de la République. Et c’est pourquoi son départ de l’Élysée s’impose,
ne serait-ce que par respect de l’État et de ceux qui le servent avec abnégation
et discrétion.
oici donc le premier rôle, après le Président lui-même, au sein d’un palais
dont tous les occupants sont au service du gardien de la Constitution
– définition institutionnelle du chef de l’État –, qui raconte sans façon à des
journalistes ce que des tiers lui ont confié, sous le sceau de la confidence.
Nos deux confrères ne sont évidemment pas en cause puisque, en l’espèce, ils ne
font que leur métier : faire parler ceux qui, d’ordinaire, ne disent rien.
Apprendre ce qui ne se sait pas. Obtenir des informations d’intérêt public. Mais
il est moins certain qu’en l’occurrence, M. Jouyet ait fait le sien, de métier,
si l’on entend par là être au rendez-vous d’une fonction et des responsabilités
qu’elle suppose.
Car le tiers dont M. Jouyet trahit ainsi la confiance, François Fillon,
n’est pas n’importe quel interlocuteur. C’est à la fois l’un des dirigeants de
l’opposition au pouvoir actuel et l’ancien premier ministre d’un gouvernement
auquel M. Jouyet a lui-même appartenu. En prêtant à M. Fillon des propos que ce
dernier dément catégoriquement, le bras droit de François Hollande ne se
contente pas de discréditer un adversaire politique qui est ainsi portraituré en
manœuvrier occulte sur le terrain des affaires judiciaires. Il réussit surtout
cette prouesse politique de conforter à la fois Nicolas Sarkozy et Marine
Le Pen.
Tandis que l’ancien chef de l’État peut ainsi faire oublier la consistance
des dossiers judiciaires qui le concernent, la présidente du Front national peut
à loisir entonner le refrain de l’UMPS, dénonciation de cette alliance de
supposés contraires qui s’entretiennent et s’entendent comme maquignons en foire
dans le dos de leurs électeurs. Et comment parvenir à lui donner tort quand
Jean-Pierre Jouyet est, jusqu’à la caricature, l’hybride qui témoigne d’une
gauche convertie à une politique de droite, au point de passer de l’une à
l’autre, et inversement, avec toujours le même aplomb, sans embarras ni
pudeur ?
Sans morale non plus puisque ce va-et-vient ne l’empêche pas de cancaner
sur l’un de ceux (de droite) qu’il servit hier auprès de celui (de gauche) qu’il
sert aujourd’hui.
Protéger le journalisme d’enquête de cette dégringolade
L’affaire ne tient donc pas à l’éventuelle vérité des propos prêtés à
M. Fillon par M. Jouyet. Tout simplement parce que celle-ci est indémontrable,
donc sans fondement. Avec le feu vert du président, le secrétaire général de
l’Élysée rapporte aux journalistes du Monde le contenu d’une conversation
à trois, lors d’un déjeuner, que démentent ses deux autres protagonistes,
l’ancien premier ministre et un inspecteur des finances qui fut collaborateur de
l’un et de l’autre. Deux contre un : la
seule parole de M. Jouyet ne peut accréditer des propos que rien ne vient
corroborer, aucun témoin, aucun fait. En ce sens, Le Monde a été bien
imprudent d’affirmer dans sa titraille ce qui n’était que la version du
secrétaire général de l’Élysée et qu’il aurait dû lui attribuer – « Selon
M. Jouyet… » – au lieu de le tenir comme vérité acquise.
La Une du
"Monde" paru le samedi 8 novembre.
La seule vérité en l’espèce est celle qui accable le secrétaire général de
l’Élysée et, par voie de conséquence, le président de la République qu’il est
supposé servir. Et qui l’accable d’autant plus qu’il a tenté de l’étouffer en
démentant d’abord par un communiqué officiel ce qu’il admettra ensuite face au
verbatim de l’enregistrement des journalistes.
Car, selon le récit de M. Jouyet lui-même, il n’a rien trouvé de choquant à
la suggestion qui lui aurait été faite d’orienter la justice dans une certaine
direction, sur le dossier des finances de l’UMP, au point de la transmettre avec
empressement au président de la République, qui y aurait opposé, selon ses
dires, une fin de non-recevoir, au nom de l’indépendance de la justice.
Désormais, l’Élysée aura beau faire, le soupçon est installé : ce bavardage
de son secrétaire général accrédite la thèse, que la droite s’empresse
d’exploiter jusqu’à fantasmer, d’un « cabinet noir », d’une présidence bien plus
curieuse qu’elle ne le prétend des affaires judiciaires concernant un éventuel
futur rival, Nicolas Sarkozy.
Et ce soupçon peut d’autant plus prospérer que Jean-Pierre Jouyet a choisi
de se confier, avec l’aval de François Hollande, à deux journalistes dont les
dossiers politico-financiers sont la spécialité, notamment ceux concernant
l’ancien président de la République sur lesquels ils se sont fait remarquer par
la publication régulière de pièces judiciaires, Nicolas Sarkozy étant la cible
affichée de leur récent livre, Sarko s’est tuer, faisant suite à Sarko
m’a tuer (tous deux chez Stock).
Pour les journalistes qui enquêtent sur des affaires sensibles, l’une des
règles d’or est de se tenir à distance des camps partisans qui pourraient les
exploiter, dans un sens ou dans un autre. La confiance du public est à ce prix
qui, dans le fonctionnement collectif d’une rédaction, suppose une séparation
des tâches et une répartition des rôles entre les professionnels qui suivent la
vie politique institutionnelle et ceux qui enquêtent sur sa part d’ombre. Cela
n’empêche évidemment pas le travail d’équipe entre les uns et les autres, comme
Mediapart le démontre fréquemment. Mais cela interdit que s’installe une
confusion où les révélations sur les affaires en cours sont suspectées de suivre
l’agenda d’un pouvoir trop assidûment fréquenté.
Or il se trouve que François Hollande a lui-même choisi de brouiller ces
repères en faisant des deux enquêteurs du Monde, Gérard Davet et Fabrice
Lhomme, qui ne sont pas journalistes politiques, les biographes officieux de son
quinquennat, au rythme de rendez-vous très réguliers où il leur confie sa
version de la présidence en cours, en vue d’un récit livresque à paraître en
2017. Entretiens qui, tout comme celui avec M. Jouyet, sont enregistrés. C’est
donc à raison du livre à venir d’ici trois ans que Jean-Pierre Jouyet, avec
l’accord du président de la République, s’est confié aux journalistes, leur
faisant des confidences qui, finalement, n’attendront pas 2017 pour se retrouver
à la Une du Monde.
Que le journal où travaillent nos confrères ait accepté ce qui, à
Mediapart, aurait été refusé car relevant d’un mélange des genres et des
registres risquant de porter atteinte à notre crédit, par le soupçon d’une
proximité compromettante, c’est son affaire dont nous n’avons pas à nous mêler
– la presse n’étant heureusement pas uniforme. En revanche, le choix fait par
François Hollande nous concerne tous, dans la mesure où, dans cette dégringolade
en basse politique, l’Élysée risque d’entraîner le journalisme d’enquête que
Nicolas Sarkozy et bien d’autres politiques ont toujours cherché à discréditer,
lui déniant toute indépendance véritable.
Le Camus de Combat, que nous convoquions en prologue, proposait au
journalisme français cette ambition morale : « Élever ce pays en élevant son
langage ». Façon de dire, la politique étant elle-même un langage, que la
presse, loin d’être indifférente à ses fins, devait s’inquiéter de l’abaissement
de la vie publique. Souhaitant restaurer « la responsabilité du journaliste
devant le public », le futur prix Nobel de littérature ajoutait :
« Qu’est-ce qu’un journaliste ? C’est un homme qui d’abord est censé avoir
des idées. » Ce qui signifiait, dans son esprit, ajouter au souci de vérité,
au service du droit de savoir des citoyens, la recherche du sens, autrement dit
d’une intelligence critique des situations.
C’est ce à quoi nous nous sommes essayés ici même avec cette affaire
Jouyet, en la remettant dans son contexte, celui d’une vie publique rabaissée,
sous une présidence sans hauteur. En somme, d’une politique réduite à son degré
zéro.