Le chagrin est-il un scandale? Pourquoi ne peut-on plus pleurer tranquille??
Imaginez un couple d'amoureux, du genre de ces oiseaux qu'on nomme "inséparables". Ils vieillissent heureux, généreux, soucieux des autres et gais... on marchait avec eux le long des chemins de campagne et le soir, à la fin des dîners, ils chantaient... en duo: "La Fille du Métro", Nini Peau d'Chien", Le Fils-Père, et on riait et on reprenait en choeur....
Et puis...
Celui qu'on n'attendait pas: le vilain crabe et un mauvais en plus, celui qui bouffe le pancréas.
Il a tenu deux ans vaillamment, remplissant jusqu'au bout son rôle d'animateur et d'organisateur. Au dernier dîner, ils ont chanté encore, un peu moins longtemps mais toujours soucieux de nous faire rire.
Lors de la promenade suivante, vers 14heures, il a encore soufflé le rassemblement dans son indispensable corne... mais à l'arrivée, au goûter, il n'était plus là; fatigué nous a-t-on dit.
On ne l'a plus revu; encore une promenade où l'on a eu de ses nouvelles: elles n'étaient pas bonnes...
A celle d'après, elle est venue seule, juste pour l'arrivée mais il a fallu la raccompagner avant le goûter... elle n'a pas pu...
Au dîner de clôture de la saison, elle était là: elle a chanté... seule...
Et depuis, elle erre dans sa jolie maison... elle nourrit ses dix chats... sur la grande table il y a encore les dossiers, les stylos, les lunettes et une veste en tricot sur le dossier de la chaise...
Chaque jour, elle est un peu plus voûtée, le pas toujours plus incertain. Elle l'attend sans espoir. Elle s'endort et s'éveille seule, dans les bras de personne. Et il lui arrive de tomber...
Et c'est grave, parce qu'elle veut rester dans cette maison où ils ont été si heureux... Ah, oui! Je ne vous ai pas dit: ces amoureux avaient 80 ans passés! Alors, une vieille dame seule, qui ne tient pas debout, les mieux intentionnés voudront la mettre en sécurité... là où des chats, dix surtout, n'ont pas droit de cité. Et si on la prive de ses chats, que va-t-il lui rester?
Mais pourquoi ces chutes?
Parce qu'elle pleurait trop; alors on lui a donné des anti-dépresseurs. Elle pleure certes moins, mais elle est hébétée... Et puis, et puis... ils aimaient bien nos amoureux, un petit verre de champagne ou d'autre chose entre eux ou entre amis...
Et des amis, elle en a; car on l'entoure et nous sommes nombreux et tout le monde ne carbure pas au thé gingembre. Attention! il n'y a pas de poivrots, ici, personne ne ferait jamais virer l'alcootest! Mais voilà! Tout le monde veut réconforter Suzy et les anti-dépresseurs font mauvais ménages avec les réconforts en bouteille.
Aussi Suzy fait des chutes!
Pourquoi ne laisse-t-on pas pleurer tranquille une amoureuse éplorée de 83 ans? L'amitié et un verre de champagne ne tariront pas ses larmes, mais les anti-dépresseurs ne les tarissent pas non plus!
Pourquoi, pourquoi masquer le chagrin sous des molécules chimiques? Ce qui lui est arrivé est grave; il est juste qu'elle pleure! Et je voudrais moi, que ses larmes sortent à profusion comme le pus d'un abcès et qu'il en sorte tant qu'elles finissent par se tarir et que la plaie enfin se referme laissant la place à une cicatrice parfois douloureuse. Car elle sera à jamais inconsolable, il faut le savoir; mais il faut l'aider à vivre sa peine puisqu'elle est vivante, et ne pas en faire pour éviter que son chagrin ne nous dérange, une sorte de zombie égarée dans sa peine...
Souffrir une bonne fois pour mieux repartir, blessée, amputée, mais vivante...