Combattre la mafia de l’évasion fiscale
La tentation belge de Bernard Arnault, première fortune française et
quatrième fortune mondiale, est une formidable leçon de choses. Quels que
soient ses démentis postérieurs, le désir d’expatriation de ce milliardaire
boulimique montre que l’argent, quand il devient une fin en soi, avoisine le
crime dans son entêtement à échapper aux lois communes. L’évasion fiscale n’est
pas à la marge mais au centre d’une économie devenue mafieuse parce que livrée
à la finance. La combattre devrait être l’urgence du moment, une véritable
cause nationale et européenne. Démonstration factuelle.
En 1937, après la réélection de
Franklin
Delano Roosevelt pour un deuxième mandat présidentiel, les États-Unis
d’Amérique accentuaient leur sursaut démocratique et social face à une crise de
même ampleur que l’actuelle, tandis qu’en Europe, nazisme et fascisme
imposaient leur barbarie jusqu’à l’inévitable basculement dans la guerre
mondiale. Le 21 mai de cette année-là,
Henry
Morgenthau Jr., le ministre des finances américain, transmit à son
président une
Note du Trésor sur la fraude et l’évasion fiscales (
lire ici sa traduction française).
« Année après année, écrivait-il,
l'enquête sur les rentrées
de l'impôt sur le revenu révèle le combat toujours plus acharné des individus
fortunés et des entreprises pour ne pas payer leur juste part des dépenses de
leur gouvernement. Bien que le Juge Holmes (
figure
respectée de la Cour suprême)
ait dit que “les impôts sont le prix à
payer pour une société civilisée”
, trop de citoyens veulent la civilisation
au rabais. »
Ne pas payer ses impôts, chercher à s’y soustraire ou à y échapper, c’est
donc faire le choix de la barbarie du chacun pour soi contre la civilisation du
tous pour chacun. Quand il devient un absolu, la fin et la mesure de toute
chose, l’argent n’est plus qu’une arme sauvage au bénéfice d’une liberté
aveugle, destructrice de la société, des liens et des solidarités qui la font
tenir. Quand tout s’achète, il n’y a plus de principe et de valeur qui vaille,
et la loi elle-même ne vaut plus rien. La fiscalité n’est pas l’ennemie de la
liberté, qui comprend celle de s’enrichir. Mais elle civilise cette liberté
individuelle en l’insérant dans une relation collective où chacun, à la mesure
de ses moyens, contribue à la richesse nationale, afin qu’il y ait des écoles,
des hôpitaux, des routes, etc., dans l’espoir qu’ainsi, personne ne sera laissé
en dehors de la cité commune.
Quand les leaders de la droite –
François Fillon, par exemple – se lamentent sur le
sort de Bernard Arnault, ils dévoilent leur faible souci de l’intérêt général
et leur grande sollicitude pour quelques intérêts privés. Ce fut d’ailleurs
leur politique, notamment sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy : que le
peuple dans son acception la plus large paye toujours plus et encore ; que
les très riches payent de moins en moins afin de s’enrichir de plus en plus.
Mais cet appel à l’incivisme et cet éloge de l’illégalisme vont au-delà :
écho à la radicalisation extrémiste de la droite américaine, dont les
tentations fascisantes ont une liberté aveugle pour étendard (lire l’article de
Thomas Cantaloube sur leur maître à penser, Ayn Rand), ils diffusent une pédagogie
politique funeste qui érige le droit du plus fort, parce que le plus fortuné,
en norme sociale.
D’où ce détour par un passé américain plein d’à présent européen, qui permet
de prendre toute la mesure de cette régression intellectuelle. La raison de la
note du ministre Morgenthau était la moindre ampleur que prévu des rentrées
fiscales pour l’année 1936, notamment parce que les plus riches se
débrouillaient pour échapper à l’effort collectif.
Énumérant les procédés utilisés, parmi lesquels au premier chef les paradis
fiscaux, et citant nommément certains des milliardaires concernés, le ministre
des finances américain insistait sur l’amoralisme de ces combines en opposant
ces profiteurs à tous les autres acteurs de l’économie – salariés,
commerçants, entrepreneurs –, tout comme, dans la France d’aujourd’hui, le
patron du numéro un mondial du luxe, LVMH, ne dit en rien la vérité d’un tissu
industriel hexagonal fait de petites et moyennes entreprises.
« Nous avons encore beaucoup trop de cas de ce que j'appellerai la
fraude morale, écrivait donc Morgenthau à l’attention du président
Roosevelt, c'est-à-dire la mise en échec des impôts par des moyens douteux
qui n'ont pas d'objectif ni d'utilité réels pour les affaires, et auxquels un
homme vraiment honnête n'aurait pas recours pour réduire ses impôts. Votre
gouvernement s'est distingué en exigeant un niveau plus élevé de moralité dans
les relations commerciales. Nous avons besoin d'un niveau plus élevé de
moralité dans les rapports du citoyen avec son gouvernement. (…) Le salarié
moyen et le petit commerçant n'ont pas recours à de tels procédés. La grande
masse de nos déclarations sont faites honnêtement. Le fait que les soi-disant
leaders du monde des affaires fraudent le fisc ou y échappent est non seulement
préjudiciable aux rentrées fiscales, mais il l'est aussi pour ceux qui se
livrent à ces actes. Il ajoute à la charge fiscale des autres membres de la
communauté, qui en portent déjà leur part bien qu'ils aient moins de moyens. La
réussite de notre système fiscal dépend autant d'une bonne administration par
le Trésor public que de déclarations complètement honnêtes par les
contribuables. Et nous sommes en droit d'attendre des gens haut placés une
moralité plus élevée que celle dévoilée par les déclarations de 1936. »
Parti de l'argent et parti du crime
Cette alarme contre la fraude et l’évasion fiscales relevait des travaux
pratiques d’une politique sans ambiguïté du
New Deal
vis-à-vis de la taxation des plus riches.
« Les impôts sont les
cotisations que nous payons pour jouir des privilèges de la participation à une
société organisée », déclarait Roosevelt en 1936, deux ans après le
vote du
Revenue
Act qui remit à plat les règles d'imposition des hauts revenus.
Les personnes gagnant plus de 200 000 dollars (soit un million de
dollars aujourd'hui) par an furent alors taxées à hauteur de 63 %. La loi
fut révisée en 1936, augmentant le taux à 79 %, qui atteindra même
91 % en 1941. Pendant près d’un demi-siècle, soit jusqu’à la
contre-révolution reaganienne et thatchérienne, les États-Unis connaîtront un
taux marginal d'imposition sur les très hauts revenus proche de 80 % (
lire cette mise au point de Thomas Piketty).
Mais, comme le soulignait hier la note américaine de Henry Morgenthau et
comme l’illustre aujourd’hui la tentation belge de Bernard Arnault, il ne
suffit pas d’imposer plus fortement les plus riches : il faut aussi, sinon
surtout, empêcher qu’ils fraudent et que leurs fortunes s’évadent, de même que
les délinquants fuient la juste rigueur de la loi et que le crime prolifère à
l’abri d’une économie parallèle. Et ce n’est pas une petite affaire tant, ces
quarante dernières années, l’évasion fiscale n’a cessé de gangrener le cœur de
l’économie mondiale, de se professionnaliser financièrement et de se barricader
juridiquement, au point de devenir une citadelle imprenable, opaque et secrète
à la manière d’un trou noir où s’abrite, se renforce et se conforte une
dangereuse « mafiosisation » du monde.
Affirmer ce lien d’essence entre parti de l’argent et parti du crime, entre
des organisations qui, par-delà leurs dissemblances, la respectabilité des
unes, la clandestinité des autres, n’ont d’autre loi que le profit et d’autre
règle que le secret, n’est pas un propos d’illuminé ou d’agité. Dans son fameux
discours du 31 octobre 1936, au Madison Square Garden, à la veille de sa
réélection (
lire ici sa version française), Roosevelt lui-même n’y
avait pas été par quatre chemins (comme le rappelait déjà ici même Antoine
Perraud).
S’en prenant aux « vieux ennemis de la paix », dont au
premier chef « le monopole industriel et financier, la spéculation, la
banque véreuse », le leader démocrate poursuivait ainsi : « Ils
avaient commencé à considérer le gouvernement des États-Unis comme un simple
appendice à leurs affaires privées. Nous savons maintenant qu’il est tout aussi
dangereux d’être gouverné par l’argent organisé que par le crime
organisé. »
L’argent organisé à même enseigne que le crime organisé, clamait Roosevelt,
allant bien au-delà de cette
« finance anonyme » évoquée comme
son
« ennemi » par le candidat François Hollande. Pas si
anonyme et, surtout, criminelle ! De fait, le ministre des finances déjà
cité, Henry Morgenthau, ajoutera à sa lutte contre la fraude et l’évasion
fiscales le combat contre la corruption et le crime organisé. Que diraient
aujourd’hui ces réformateurs radicaux, convaincus que l’exigence démocratique
n’était pas l’affaire des tièdes, au spectacle des dérégulations ultralibérales
qui, en quelques décennies, nous ont légué un monde où l’argent est roi et le
crime son maître ? Oui, le crime, c’est-à-dire le refus des lois et la
violation des règles, dans un climat de lâcheté et d’indécence, de renoncement
des États et d’arrogance des oligarques. Et un crime que la crise, loin de le
faire reculer, a conforté.
Car telle est la réalité de notre monde devenu la proie d’un capitalisme
sans entraves : les paradis fiscaux en sont le cœur. Non pas la marge,
l’exception ou la dérive, mais la norme. Ce noir tableau est brossé par
Nicholas
Shaxson, auteur de la plus récente bible sur le sujet (l’édition originale
anglaise est de 2011) :
« Les paradis fiscaux sont partout. Plus de la moitié du commerce
international – du moins sur le papier – passe par eux. Plus de la
moitié de tous les actifs bancaires et un tiers des investissements directs à
l’étranger des multinationales transitent par des centres financiers off-shore.
Environ 85 % des opérations bancaires internationales et des émissions
d’obligations sont effectuées via ce que l’on appelle l’Euromarket, un espace
off-shore apatride. Le FMI a évalué en 2010 que le bilan cumulé des petits
paradis fiscaux insulaires s’élevait à 18 000 milliards de dollars
– une somme équivalente à un tiers du PIB mondial –, précisant que ce
montant était sans doute sous-estimé. La Cour des comptes américaine a révélé en 2008 que
83 des plus grandes entreprises du pays possédaient des filiales dans les
paradis fiscaux. L’année suivante, une enquête du Tax Justice Network nous a
appris que 99 des 100 plus grandes entreprises européennes avaient recours à
des filiales off-shore. Dans chaque pays, les banques sont les sociétés qui, de
loin, recourent le plus aux paradis fiscaux. »
Les travaux pionniers de Gabriel Zucman, un
jeune
chercheur de l’Ecole d'économie de Paris, ont permis d’évaluer ce qu’il
nomme
« la richesse manquante des nations » : envrion 8%
du patrimoine financier des ménages est détenu dans des paradis fiscaux à
l’échelle mondiale.
« Fin 2008, expliquait-il dans
un entretien à La vie des idées,
le patrimoine
financier des ménages – c'est-à-dire les dépôts bancaires, les portefeuilles d’
action,
les placements dans des fonds d'investissement et les contrats d’assurance-vie
détenus par les ménages du monde entier – s’élevait à 75.000 milliards de
dollars. Les ménages détenaient donc environ 6.000 milliards de dollars dans
les paradis fiscaux. »
Dans une nouvelle étude, toute récente (septembre 2012, Gabriel Zucman et
son collègue Niels Johannesen montrent que la prétendue action du G20 contre
les paradis fiscaux « a jusqu’à présent largement échoué » :
« Il y a autant d’argent dans les paradis fiscaux aujourd’hui qu’en 2009,
et les fonds se déplacent vers les paradis fiscaux les moins
coopératifs. »
La part d'ombre de la mondialisation
Qui sait, par exemple, qu’un minuscule archipel caraïbe, les îles Caïmans,
est aujourd’hui le quatrième centre financier mondial ? Notre confrère
Christian Chavagneux, d’
Alternatives économiques, lance cette question en
ouverture de son précis très pédagogique sur
Les Paradis fiscaux (avec
Ronen Palan, coll. Repères,
La
Découverte). Depuis, la campagne électorale américaine a fait
sortir ces îles de l’ombre discrète qui les abritait, avec une cascade de
révélations sur la fortune qu’y a amassée et cachée le candidat républicain
Mitt Romney (lire
l’enquête de Nicholas Shaxson dans Vanity Fair et
celle de Sylvain Cypel dans Le Monde). Du coup, dans
un esprit très rooseveltien, les activistes démocrates ont imaginé en vidéo une
savoureuse charge contre l’évasion fiscale, dont
la Suisse ne sort pas
indemne :
Les paradis fiscaux, explique Chavagneux, c’est « la part d’ombre de
la mondialisation » : « Ils en nourrissent l’opacité,
l’instabilité – ils ont été l’un des acteurs de la grande crise financière
de la fin de la première décennie 2000 – et l’inégalité en servant d’abord
les plus puissants de ses acteurs. » Mais, au fur et à mesure que
s’étend et s’approfondit la crise, l’ombre gagne sur la lumière.
Cet été,
Tax Justice Network a démontré que les évaluations
officielles des organismes internationaux sous-estiment le poids des paradis
fiscaux. Selon ce réseau indépendant pour la justice fiscale, les actifs
financiers qui y sont cachés ne seraient pas autour de 17 000 milliards
d’euros, chiffre déjà incommensurable, mais de 25 500 milliards de
dollars, soit plus que l’addition des PIB des États-Unis et du Japon !
Et encore ne sont comptés là que les actifs financiers, sans prendre en
compte tous les autres actifs dissimulés via les paradis fiscaux, investis dans
la réalité matérielle, de l’immobilier aux yachts, des écuries de course aux
œuvres d’art, etc. (lire l’article précurseur de Martine Orange,
Le
prix exorbitant des paradis fiscaux). L’erreur de perspective serait de
croire qu’il ne s’agit là que d’actes individuels, ceux de particuliers violant
les lois de leurs nations pour mieux s’enrichir. La vérité, c’est qu’il s’agit
du système tout entier, des grandes entreprises aux grandes banques qui,
toutes, ont organisé leur prospérité sur l’illégalisme des places off shore.
Ainsi les établissements bancaires qui ont bénéficié, sans contrepartie
véritable, du secours de l’argent public depuis 2008 ont tous continué à
prospérer dans les paradis fiscaux. Un récent rapport de
CCFD-Terre Solidaire
a révélé que la présence des banques françaises dans les paradis fiscaux a
augmenté malgré, ou plutôt grâce à la crise. Sur sept banques étudiées, on
compte 547 filiales dans les paradis fiscaux, soit près de 21 % du total
de leurs filiales. Les banques françaises, notamment BNP-Paribas, Crédit
agricole et Société générale, comptent ainsi 24 filiales dans les Caïmans, 12
dans les Bermudes, 19 en Suisse, 29 à Hong Kong et 99 au Luxembourg !
Mais il n’y a pas que les banques : comme le démontrent Chavagneux et
Palan,
« les grandes entreprises gèrent désormais leur trésorerie et
leurs politiques de financement par l’intermédiaire de filiales situées dans
les paradis fiscaux qui centralisent les transactions de prêts, d’emprunts, de
répartition mondiale des bénéfices, etc., pour l’ensemble du groupe ».
C’est ainsi qu’on aboutit à ce paradoxe qu’en 2008, par exemple, le premier
investisseur étranger en France n’est autre que…
la France, les multinationales
françaises investissant dans leur propre pays via leurs filiales non résidentes
situées dans les paradis fiscaux, et ce à un niveau plus important que les
investissements des multinationales étrangères en France !
Derrière ces chiffres et ces pratiques, il y a tout simplement le vol d’une
grande part de la richesse nationale qui, détournée et cachée, n’est pas
redistribuée pour le bien commun. Dans sa récente enquête sur l’évasion fiscale
en France, qui a provoqué l’ouverture d’une information judiciaire le 5 avril
visant la banque suisse UBS, laquelle
bénéficia
longtemps de hautes protections, notre confrère Antoine Peillon (
ici son blog sur
Mediapart) affirme, sans être démenti ni contredit, que
« les
avoirs dissimulés au fisc français sont presque de l’ordre de toute la recette
fiscale annuelle du pays » et que l’évasion fiscale, individus et
entreprises confondus,
« s’élève au minimum à 590 milliards d’euros,
dont 108 milliards rien qu’en Suisse ».
Un manque à gagner d'au moins 40 milliards par an
Loin d’être anecdotique, la question de la fraude et de l’évasion fiscales
est donc un enjeu décisif du redressement économique et financier, social et
moral de nos nations. Au-delà de la légitime sur-taxation des revenus les plus
élevés, le nouveau pouvoir doit s’en emparer au plus vite, d’autant plus que
c’est une arme pédagogique formidable dans le combat inégal entre les
aspirations populaires et les prévarications oligarchiques. Et que cette
question fait l’unanimité parmi les différentes forces qui ont soutenu François
Hollande au second tour de la présidentielle, comme l’a montré la récente
commission d’enquête sénatoriale sur l’évasion des capitaux et des actifs hors
de France et ses incidences fiscales (les deux tomes de son rapport sont
téléchargeables en PDF
ici et
là,
ses travaux consultables sur le site du Sénat ainsi que
le blog de son
rapporteur, Éric Bocquet).
Ce rapport incontestable et incontesté montre que la fuite vers les paradis
fiscaux provoque chaque année un manque à gagner d'au moins 40, voire 50
milliards pour le budget de la
France ! Soit dix (ou vingt) milliards de plus que la
saignée de 30 milliards d’économies que le gouvernement veut aujourd’hui
imposer au pays ! Qu’attend le nouveau pouvoir pour s’emparer des riches
travaux du Sénat, les approfondir à l’Assemblée nationale et, ainsi, initier
une large dynamique parlementaire en faveur d’une lutte déterminée contre ces
crimes financiers ?
La lecture des nombreuses auditions menées par les sénateurs met en évidence
les lignes de front de cette bataille : d’un côté, un milieu des affaires,
relayé par certains hauts fonctionnaires des finances, qui traite de haut la
représentation nationale, entre morgue assumée et langue de bois ; de
l’autre, tous ceux, des syndicalistes et associatifs jusqu’aux policiers
eux-mêmes, qui espèrent enfin un sursaut.
Nos deux confrères déjà cités ont été longuement entendus par les sénateurs,
faisant la pédagogie, schémas et graphiques à l’appui, de leurs trouvailles.
« On m’a dit une fois, à Bercy, leur a confié Christian Chavagneux, qu’en
prenant la Belgique,
la Suisse, le
Liechtenstein et le Luxembourg, on couvrait l’essentiel de la fraude fiscale
française, aussi bien celle des particuliers que des multinationales. Il y a
donc une fraude, une évasion et une optimisation agressive de proximité dans
laquelle, toutes les statistiques le font ressortir, nos amis luxembourgeois
tiennent un rôle particulier. » Une fraude qui est donc nichée au cœur
de l’Europe, le Luxembourg et la
Belgique faisant partie des six membres fondateurs de l’Union
européenne ! Et de rappeler que, tandis que le premier détenteur de la
dette publique américaine est l’ensemble des investisseurs situés dans les
paradis fiscaux, les trois premiers pays où sont localisés les investisseurs
qui détiennent la dette publique française ne sont autre que le Luxembourg, les
îles Caïmans et le Royaume-Uni.
Les sénateurs ont également entendu le magistrat financier Renaud Van
Ruymbeke, initiateur avec d’autres, en 1996, de l’
Appel
de Genève (
à
relire ici) contre l’opacité financière des paradis fiscaux. À
l’époque, a-t-il confié, il n’avait pas trop pris au sérieux la remarque d’un
de ses collègues suisses qui lui disait :
« Le gros problème,
c’est la fraude fiscale. » Seize ans plus tard, il ne dirait plus que
« la
fraude fiscale est une chose, la criminalité organisée en est une autre » :
« En réalité, même si la criminalité organisée ne représente que
1 % à 5 % de l’évasion fiscale, ces deux pratiques ont en commun un
certain nombre d’outils que l’on pourrait appeler, sans aucune connotation
politique, le libéralisme ou la mondialisation financière. (…) Dès que l’argent
franchit les frontières, la loi de la jungle prévaut. »
S’il fut une vertu démonstrative des révélations de Mediapart depuis sa
création en 2008, c’est de mettre au jour cette réalité. Apparemment, il n’y a
pas de criminels endurcis parmi tous les protagonistes de nos enquêtes les plus
spectaculaires, dont cet inventaire donne un aperçu : des
fonctionnaires
de l’armement et
des
finances, du
ministère
de la défense et de
celui
de l’économie ;
l’héritière
Liliane Bettencourt et son entourage dans la haute société, d’avocats, de
financiers, de notaires, de brasseurs d’affaires et de politiciens
professionnels ; le
réseau
constitué par Ziad Takieddine où l’on croise notamment
François
Léotard,
Nicolas
Bazire (numéro deux de LVMH, le groupe de Bernard Arnault),
Nicolas
Sarkozy,
Édouard
Balladur,
Jean-François
Copé…
Pourtant, en ne s’en tenant ici qu’aux seules affaires
Karachi,
Wœrth-Bettencourt et
Takieddine
(on pourrait y ajouter aussi
l’affaire
Tapie), toutes nos enquêtes ont dévoilé le recours massif à des paradis
fiscaux, une pratique généralisée de fraude et d’évasion fiscales, en somme
l’habitude, dans ces milieux privilégiés, de la violation de la loi commune et,
plus encore, une acceptation culturelle de cet illégalisme comme allant de soi
(voir par exemple nos toutes dernières révélations sur
les
affaires de Takieddine avec la banque Barclays).
L'alarme italienne contre la haute mafia
Grande figure de la magistrature indépendante en Italie, ayant fait du
combat judiciaire contre la mafia l’engagement d’une vie au service du bien
commun (
lire
ici son hommage, vingt ans après leur assassinat, à ses collègues Paolo
Borsellino et Giovani Falcone), le procureur
Roberto
Scarpinato aime rappeler que le véritable pouvoir, celui de l’argent comme
celui du crime – qui se confondent, se rejoignent ou se croisent
souvent –, est toujours obscène, au sens étymologique de ce mot :
ob
scenum en latin, c’est-à-dire
« hors scène ». Car le
secret est l’obscénité foncière de ce pouvoir, et c’est bien pourquoi, dès
qu’il est mis à nu comme dans les enregistrements du majordome des Bettencourt
ou dans les documents Takieddine, sa réalité vraie, son avidité, sa brutalité
et sa vulgarité nous sidèrent et nous stupéfient. Sur scène, dans ses lieux institutionnels,
ce pouvoir met en avant l’apparence d’une représentation destinée au public.
Hors scène, il se livre à ses trafics, combines et arrangements au nom de ses
intérêts bruts et brutaux, sans aucune fioriture.
Extraordinaire réflexion à haute voix de Scarpinato sur la « mafiosiation »
d’un monde dérégulé, comme sorti de ses gonds,
Le Retour du Prince
(Éditions
La Contre Allée)
est un livre incontournable pour comprendre de quoi le mot mafia est devenu le
nom commun (
écouter
ici notre chronique audio) : d’un monde, le nôtre, où
le
conflit d’intérêts, cette prolifération des intérêts privés à l’abri de
l’intérêt général, est de fait institutionnalisé ; où
l’abus
de pouvoir est ainsi légitimé, par accoutumance et résignation ; où
la
corruption devient
« un code culturel qui façonne la forme même de
l’exercice du pouvoir » ; où les plus hautes classes dirigeantes
et possédantes pratiquent sans vergogne l’illégalité pour elles-mêmes.
Selon Scarpinato, la mafia des tueurs, cette « mafia
militaire » issue des milieux populaires que chroniquent les médias,
fait écran à la « haute mafia » qu’il a su démasquer au risque
de sa vie dans ses enquêtes : ces politiciens, notables et financiers qui
en sont les véritables bénéficiaires.
« Voilà ce qu’est la
France, aujourd’hui : un carrefour, un lieu de
négociations, de réinvestissement et d’alliances entre cartels criminels »,
écrit Saviano en préface de l’édition française de son dernier livre, message qu’il
a répété dans les médias (
ici et
là). Mais, surtout, insiste-t-il, cette extension des
mafias d’en bas va de pair avec les pratiques mafieuses d’en haut. C’est ainsi,
souligne Saviano (
dans
un récent entretien à La Repubblica), que le système bancaire
international n’a guère fait la fine bouche, depuis la crise de 2008, pour
récupérer et blanchir l’argent du crime afin de renflouer ses caisses et de
trouver des liquidités.
C’est peu dire que
la France,
dont le parquet et ses procureurs ne sont pas, comme en Italie, indépendants du
pouvoir exécutif, est en retard dans cette prise de conscience. Les
anciennes
rodomontades de Nicolas Sarkozy contre les paradis fiscaux, dont la liste
noire fut ensuite blanchie comme par miracle, ont accompagné une démobilisation
générale de l’État dans la lutte contre le crime financier et économique, d’où
qu’il vienne. Le
Service central de prévention de la corruption (SCPC), dont
on a oublié jusqu’à l’existence, est devenu une coquille presque vide, en tout
cas une structure impuissante comme l’admet son chef lui-même (
lire son dernier rapport, de 2010).
Pendant ce temps-là, les autorités américaines, pourtant peu suspectes de
collectivisme confiscatoire, ont saisi l’opportunité de la crise pour renforcer
la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales. Dans leur ligne de mire,
la Suisse et ses banques,
aujourd’hui dépositaires d’un tiers de la richesse mondiale manquante parce que
détournée. Au nom de la souveraineté, qui est à la base du principe même de
l’impôt et des recettes fiscales, les acteurs privés ne sont pas ménagés,
notamment la banque UBS mise en cause par la justice américaine, tandis qu’un
programme de dénonciation volontaire était mis en place. Mieux, le
Foreign Account Tax Compliance Act (Fatca), qui
entre en vigueur à partir de 2013, sème la panique sur les places financières
helvètes car il contraint les établissements financiers, sous contrainte de
sanctions aux États-Unis mêmes, à transmettre automatiquement leurs
informations sur des Américains détenteurs de compte.
Qu’attend la France
pour faire de même ? Qu’attend-elle pour faire la guerre à l’évasion
fiscale et combattre les paradis fiscaux ? Qu’attend-elle pour boycotter,
en leur refusant toute commande publique, les sociétés, quelles qu’elles
soient, qui ont des filiales dans ces enfers criminels ? Qu’attend-elle
quand l’impôt sur les bénéfices des entreprises n’est que de 25 % en
moyenne en Europe contre 40 % aux États-Unis ? Qu’attend-elle quand
on sait qu’en trente ans, avec la baisse de la part des salaires et la hausse
des profits, ce sont quelque 150 % du PIB de l’ensemble des pays européens
qui sont partis vers les marchés financiers ? Qu’attend-elle quand la
révolution industrielle, dont le numérique est le moteur, accroît ces
déséquilibres, ses principaux oligopoles jouant à plein la carte des paradis
fiscaux pour payer le moins d’impôt possible – le taux d’imposition affiché
par Google est de 2,4 % !
En conclusion de son livre sur Les Paradis fiscaux (André Versaille
éditeur), sous-titré Enquête sur les ravages de la finance néo-libérale,
Nicholas Shaxson, dont la plume est accueillie aussi bien par le Financial
Times que par The Economist, lance cette alerte : « Les
paradis fiscaux sont un facteur déterminant de la façon dont le pouvoir
politique et économique fonctionne dans le monde aujourd’hui. Ils permettent
aux personnes, aux entreprises et aux pays les plus riches de conserver leurs
privilèges, sans qu’il n’y ait pour cela aucune bonne raison. Les paradis
fiscaux sont le théâtre où les millionnaires affrontent les pauvres, les
multinationales les citoyens, les oligarchies les démocraties : à chaque
fois, le plus riche l’emporte. »
Autrement dit, si une guerre acharnée ne leur est pas faite, avec constance
et détermination, aucune politique socialement progressiste ne pourra
durablement s’imposer, encore moins faire ses preuves. Car cet adversaire-là
est déloyal, fourbe et secret, violent et puissant, sans frontières et sans
états d’âme, tout comme l’est le crime organisé.