Bernadette Lafont dans «Jusqu’à plus soif» (1962), de Maurice
Labro. RUE DES
ARCHIVES/COLLECTION CSFF
Deux corps de femme auront
incarné l'apparition d'une nouvelle sensualité, d'un scandaleux et incendiaire "
sex appeal ", sur les écrans de cinéma français des années 1960. La blonde
Brigitte Bardot et la brune Bernadette Lafont. Moins " iconique ", moins
idéalisée, moins belle peut-être, mais plus intense, plus spontanée, plus
entreprenante, plus facétieuse, plus bizarre, plus inquiétante, la brune s'est
éteinte jeudi 25 juillet au matin, à l'âge de 74 ans, au CHU de Nîmes, où elle
avait été hospitalisée à la suite d'un malaise.
Très triste matinée pour le
cinéma français. C'est qu'elle était diablement attachante, Bernadette Lafont,
qui incarnait une liberté, une insolence, un goût du risque et un mépris de la
bienséance dont on sent bien à quel point ils manquent aujourd'hui, dans une
époque à la fois vendue et pudibonde.
Lafont, avec son prénom de
sainte, entre par effraction dans un milieu qu'elle électrise d'emblée d'une
aura diaboliquement sexuée. Née le 28 octobre 1938 à Nîmes, elle est la fille de
pharmaciens bourgeois, protestants et cévenols, et rêve de glamour hollywoodien.
Autant dire qu'elle ne ressemble pas à ce qu'elle sera sur l'écran. Magie du
cinéma. Car la jeune et sensuelle autodidacte tombe sur une bande de jeunes
malotrus qui veulent se faire une place au soleil, et sortir le cinéma français
de la naphtaline littéraire en mettant sur l'écran des corps jamais vus,
accordés à la pulsation de la vie, dédaigneux des traditions, vibrants de tout
l'éclat d'une jeunesse décidée à s'approprier le monde. Elle entre, en un mot,
dans le cénacle de la Nouvelle Vague. C'est Gérard Blain, épousé à 18 ans,
acteur à fleur de peau, puis remarquable cinéaste, qui l'y introduit. Un an plus
tard, elle lui donne déjà la réplique dans Les Mistons (1957), de
François Truffaut, court-métrage lyrique et cruel, très renoirien.
Tourné à Nîmes, le film met en
scène un jeune couple amoureux en butte aux tracasseries d'une bande de
galopins, fascinés jusqu'à l'obscénité par la beauté inatteignable de "
Bernadette ". Qui ne se souvient de l'ouverture de ce film, succession de
travellings arrière sur mademoiselle Lafont dans la fleur de sa beauté, pédalant
pieds nus sur son vélo, cheveux bruns coupés court, boléro blanc remontant sur
son ventre, cuisse nue sous sa jupe flottant au vent ?
Trois Chabrol enfoncent le
clou. Elle est Marie, maîtresse d'un salaud malheureux dans Le Beau Serge
(1958), Jane, petite vendeuse cynique et délurée dans Les Bonnes Femmes
(1960), Ambroisine, instrument fatal de séduction d'une vengeance virile dans
Les Godelureaux (1961). Le succès de la Nouvelle Vague va néanmoins
rapidement refluer, et elle suit en quelque sorte le mouvement. Une succession
de films de seconde zone ainsi qu'un second mariage, avec le sculpteur hongrois
Diourka Medveczky, y suffisent. A 24 ans, voilà Bernadette mère de trois
enfants. Parmi eux, Pauline, future actrice, qui mourra tragiquement en 1988
d'un banal accident dans les Cévennes.
L'actrice revient sur le
devant de la scène avec La Fiancée du pirate (1969), de Nelly Kaplan, une
farce féministe et surréaliste post-soixante-huitarde où la belle Bernadette,
incarnant une pauvre fille qui se venge des humiliations, passe les notables à
la moulinette de ses irrésistibles atours. Le film scelle son retour sur une
sorte de malentendu, car Bernadette Laffont prend plus essentiellement part à
cette époque à des œuvres autrement radicales, signées Philippe Garrel (Le
Révélateur, 1968), Marc'O (Les Idoles, 1968) ou Jacques Rivette
(Out One, 1971-1972). Le sommet de sa carrière est ainsi atteint avec
La Maman et la Putain (1973) de Jean Eustache, chef-d'œuvre en même temps
que trou noir du cinéma français, où elle interprète aux côtés de Jean-Pierre
Léaud et de Françoise Lebrun un impossible et bouleversant ménage à
trois.
De ce film intime et politique
qui sonne le glas des utopies, elle disait dans Le Monde en 1985 : "
Ça a été une expérience très douloureuse en même temps qu'un film magnifique.
J'ai voulu, à un moment, arrêter le tournage tellement cette histoire était
éprouvante. Je jouais quand même le rôle de la copine du moment de Jean, et je
sentais qu'il y avait une telle souffrance là-dessous. Mais Jean ne voulait rien
entendre, il menaçait d'arrêter le film si je partais. (...) Au bout du
compte, La Maman et la Putain a bien été un film mortel, car la
petite amie de Jean s'est suicidée après la première projection. Le film
illustre comme aucun autre cette période des utopies qui se sont révélées
mortelles. J'ai vu beaucoup trop d'amis rester sur le carreau à cette époque.
Et, en même temps, comment renier l'histoire qui est celle de ma génération ?
"
Voilà, tout est dit. Sans doute
la vie continuera, ainsi qu'une carrière chiffrée à cent vingt films, autant de
téléfilms et presque autant de rôles au théâtre. On la verra un peu partout,
toujours curieuse, toujours vivante, chez Claude Miller dans L'Effrontée
(1985), chez Jean-Pierre Mocky, chez Raoul Ruiz, chez Pascal Bonitzer et jusque
dans Paulette (2012), de Jérôme Enrico, comédie à succès où elle
interprétait récemment une vieille dealeuse indigne. Mais toujours, partout,
l'aura du mythe cinématographique se surimposait : une fille en noir dont la
sensualité rayonnante s'enlève sur un éternel fond de mélancolie.
Jacques Mandelbaum pour Le
Monde du 27 juillet 2013
28 octobre
1938
Naissance à Nîmes
1957 Mariage avec Gérard Blain
;
Les Mistons, de François
Truffaut
1958 Le Beau Serge,
de Claude
Chabrol
1960 Les Bonnes Femmes, de
Claude Chabrol
1969 La Fiancée du pirate,
de Nelly Kaplan
1973 La Maman et la Putain,
de Jean Eustache
1985 L'Effrontée, de Claude
Miller
25 juillet
2013 Mort à
Nîmes