Ici même, j’ai croqué à
grands traits le bétail syndical, le bétail patriotique, le bétail des jaunes,
le bétail des honnêtes, il faut aujourd’hui que je dépeigne le plus important
des bétails, le plus fort par la bêtise, le bétail électoral.
Sur la peau d’âne du
tambour nationaliste, sur la baudruche des tambourins républicains, aux cordes
de la guitare sentimentalement humanitaire, aux cuivres de la trompette
révolutionnaire, voilà que se bat, que se touche, que se donne le rappel du
bétail ; c’est le ranz des électeurs qui retentit partout à travers
l’espace.
Votez pour Tartempion,
votez pour Machin, votez pour Truc. Des affiches multicolores vous rapprochent à
tous les coins de rue afin de vous raconter la candeur, l’esprit, la loyauté
d’un quelconque candidat.
En peu de lignes, un
Gérault-Richard des boulevards extérieurs, un Rouvier de grands chemins, un
Marchand du surin et de la pince (Allusion au général Jean-Baptiste Marchand)
deviennent des parangons de vertu, d’honnêteté et de douceur.
Le bétail électoral
commente la force de la houlette d’Untel, le coup de fouet de Tel autre, le
doigté crapuleux de Chose et le coup de gueule tonitruant de Machin. Le bétail
pèse aussi la valeur des promesses faites ; non pas qu’il ignore que jamais
elles ne sont tenues, mais pour se donner un peu d’illusion.
La lune, le bonheur, la
diminution des impôts, la liberté, autant de chimères auxquelles il ne croit
plus mais auxquelles pourtant il lui paraît bon de sembler croire encore. Il
court aux rendez-vous que lui donnent les apprentis bergers après avoir fait un
choix au zanzibar du troquet. Chez les nationalos ou chez les socialos ? Les dés
répondent.
Il garnit la salle et il
écoute religieusement l’orateur-candidat qui découpe des tranches de bonheur et
débite des petits paquets de réformes. Il ouvre la gueule et les oreilles pour
en prendre davantage.
« Les alouettes tomberont
toutes rôties dans ta bouche ; ton taudis deviendra un palais ; tu auras des
rentes à trente ans, dit le candidat. —Ah ! Ah ! Ah ! qu’il parle donc bien, cet
homme ! Ce sont des mensonges qu’il nous raconte, mais que cela nous fait du
bien de croire un moment que ce sont des vérités », dit le votard.
Quelquefois, il arrive
qu’un autre candidat interrompe pour dire : « Ce n’est pas exact, les alouettes
tomberont toutes bouillies dans ta bouche. » Et le bétail électoral suit,
attentif, le débat passionnant : « Bouillies ou rôties ? Comment seront
préparées ces alouettes qu’il ne mangera pas ? »
Alors que tous sont dans
le rêve, une voix interrompt brutalement, sans précautions oratoires, les
bonimenteurs : « Les alouettes ne tomberont ni rôties ni bouillies dans ta
bouche, nigaud. Et si elles tombaient jamais toutes prêtes, ce serait de par ta
bêtise, dans la gueule des candidats. » Alors, ce sont des cris, des
vociférations : « À mort ! qu’on le tue ! qu’on le chasse ! La ferme !
Mouchard ! Agent de la réaction ! Jaune ! Rouge ! Jésuite !
Communard ! »
Celui qui veut jeter la
vérité est entouré, bousculé ; les poings se lèvent sur sa tête, on lui crache
au visage, on le jette dehors.
Et tranquille, le
prometteur détaille le bonheur, offre le paradis et le bétail électoral reprend
le fil du rêve qu’il fait tout éveillé, boit à nouveau le vin décevant de
l’espérance.
Comme dans tous les
troupeaux, il y a les meneurs, les gens du comité. Ce sont ceux à qui le
candidat a promis autre chose que la viande creuse de l’espoir. Ils ont mission
de « chauffer » la salle, de veiller à ce qu’aucun gêneur ne puisse entrer. Ils
préparent le public, ils soûlent de vinasse quelques forts-à-bras qui feront de
leur poitrine un rempart au bonimenteur.
À coté d’eux, il y a
quelques sincères : ceux dont la bêtise atteint le dernier degré. Ils font
l’appoint le meilleur, ce sont les moutons qui sautent par-dessus bord, montrant
la voie à tout le troupeau.
Disons-le bien haut : que
le bétail électoral soit tondu, mangé, accommodé à toutes les sauces, qu’est-ce
que cela peut bien nous faire ? Rien.
Ce qui nous importe,
c’est qu’entraînés par le poids du nombre nous roulons vers le précipice où nous
mène l’inconscience du troupeau. Nous voyons le précipice, nous crions
« Casse-cou ! » Si nous pouvions nous dégager de la masse qui nous entraîne,
nous la laisserions rouler à l’abîme ; pour ma part même, le dirai-je ? je crois
bien que je l’y pousserais. Mais nous ne le pouvons pas. Aussi devons-nous être
partout à montrer le danger, à dévoiler le bonimenteur. Ramenons sur le terrain
de la réalité le bétail électoral qui s’égare dans les sables mouvants du
rêve.
Nous ne voulons pas
voter, mais ceux qui votent choisissent un maître, lequel sera, que nous le
voulions ou non, notre maître. Aussi devons-nous empêcher quiconque d’accomplir
le geste essentiellement autoritaire du vote. Chez les nationalistes et les
socialistes, chez les républicains et les royalistes, partout nous devons porter
la parole anarchiste « Ni dieux ni maîtres ».
Et par la raison, et par
la violence, il nous faut empêcher la course à l’abîme où nous entraînent la
veulerie et la bêtise des votards. Que le bétail électoral soit mené à coups de
lanières, cela nous importe peu, mais il construit des barrières dans lesquelles
il se parque et veut nous parquer ; il nomme des maîtres qui le dirigeront et
veulent nous diriger.
Ces barrières sont les
lois. Ces maîtres sont les législateurs. Il nous faut travailler à détruire les
unes et les autres, dû-t-on, pour cela, disperser au loin le fumier où poussent
les députés, le fumier électoral.
Albert Libertad dans
L’anarchie, 19 avril 1906.
1 commentaire:
n'ayant point envie de "meuh-meuh!" ni de "beee- beeeh " je préfère pointer les oreilles et grogner"Miaouww!" les chats n'ont jamais formé de troupeaux à ce qu'il me semble !
rendez-vous ce soir sur la margelle du puits des vérités!
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